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Vers un deuxième abandon?
Posted on November 10, 2012
Par Hajar Benmoussa
Dernièrement, en consultant plusieurs sites de journaux officiels marocains, j’ai découvert l’existence d’une circulaire émanant du Ministère de la Justice et des libertés et dont le but est d’interdire aux couples musulmans étrangers (comprenez non-marocains) de recourir à la Kafala (équivalent de l’adoption dans les pays musulmans). Intriguée par cette restriction, je me suis adressée à Mme Kaouachi Samira, directrice de la Maison d’enfants Lalla Hasna, établissement le plus ancien du pays, accueillant actuellement plus de 260 enfants privés de famille dont 80 handicapés. Dans cet entretien, Mme Kaouachi répond à plusieurs de mes interrogations et lève le voile sur les dures réalités du social au Maroc.
Nom : Kaouachi
Prénom : Samira
Profession : Directrice, depuis 1997, de la Maison d’enfants Lalla Hasna à Casablanca, impliquée dans le social depuis 1982.
Qu’est-ce que la Kafala? Quelle évolution a-t-elle connu?
La Kafala est la prise en charge d’enfants, privés de famille accueillis par des EPS (Etablissements de la Protection Sociale), par des couples « kafilin » ou une mère célibataire musulmans (kafila). Dans l’Islam, la filiation ne peut être que biologique, c’est pour cela que l’adoption n’existe pas dans les pays musulmans : on parle de Kafala ou tutelle. Cette prise en charge peut être rompue en cas de désaccord de l’enfant à l’âge de 18 ans pour le garçon et jusqu’au mariage pour la fille. Elle comprend une prise en charge matérielle, affective et juridique. Le point fort du Dahir de 2002 (décret royal) est le nouveau statut qu’il accorde à l’enfant abandonné puisqu’il lui donne la possibilité d’avoir sur son état civil des prénoms de parents administratifs (Un enfant né sous X, sera dit « Ben Fatima et Jamal » par exemple alors qu’auparavant, il était dit « Ben X »). Aussi, il a donné à la femme célibataire, divorcée ou veuve, l’opportunité de prendre en charge un enfant, ce qui représente une rupture, étant donné que la femme a longtemps été considérée comme n’étant pas apte à élever un enfant seule. Notons aussi une évolution positive qui est la possibilité qu’a l’enfant de prendre le nom de famille des « kafilin » – sans pour autant avoir le statut de l’enfant adoptif tels qu’ils sont conçus dans les pays non-musulmans. Enfin, il ne faut pas oublier que l’enfant makfoul a droit au tiers de l’héritage légué par les parents, ainsi qu’aux avantages sociaux dont bénéficie un enfant biologique (sécurité sociale, allocations familiales…)
Dans votre établissement, combien d’enfants bénéficient de la Kafala par an ?
A la maison d’enfants Lalla Hasna, les enfants qui sortent par le biais de la Kafala représentent 70% des sortants. Parmi ceux-ci, 20% sont pris en charge par des familles musulmanes résidant à l’étranger, ce qui représente un chiffre annuel considérable, et offre à ces enfants un autre cadre de vie et une chance de s’épanouir.
Sur quoi porte la circulaire N° 40 S/2 du 19 septembre dernier ? Et en quoi porte-t-elle préjudice à la fois aux enfants privés de famille et aux couples et femmes désirant effectuer une procédure de Kafala ?
La circulaire du Ministère de la Justice et des libertés – émanant directement de Monsieur le ministre Mustafa Ramid – est adressée aux procureurs des tribunaux de la famille et leur interdit d’accorder la kafala aux étrangers musulmans qui ne résident pas habituellement au Maroc. Ce qui est malheureux à propos de cette circulaire, c’est qu’elle bloque quelques 150 procédures de kafala au niveau national concernant les « kafilin » dans ce cas. Ceci affecte les enfants qui ont noué des liens parfois très forts avec les parents potentiels. Ils peuvent dès lors se sentir abandonnés une deuxième fois, et sont laissés sans repères. Les parents, quant à eux, sont affectés psychologiquement par cette circulaire : ils sont déterminés et éprouvent une certaine frustration de ne pouvoir faire aboutir leur démarche. A un niveau plus général, elle réduit la chance des enfants de s’épanouir dans un cadre familial adéquat puisque les couples et femmes désirant effectuer une procédure de Kafala se retrouvent devant des obstacles juridiques décourageants. Dans notre établissement, plus de 60% des enfants pris en charge par des « kafilin » musulmans résidant à l’étranger sont généralement atteints d’anomalies physiques ou psychiques, ces individus étant moins enclins à « choisir », contrairement à nombre de marocains, dont certains s’adonnent, dans plusieurs établissements, à une quasi-opération de tri.
Qu’en est-il des couples marocains ou mixtes (dont un des époux est marocain) résidant à l’étranger ?
Les couples marocains résidant à l’étranger ne sont pas concernés par la circulaire. Par contre, dans le cas des couples mixtes, le juge des mineurs se voit dans l’obligation de traiter cas-par-cas les procédures de kafala, et dans le cas où celles-ci aboutissent, il exige un suivi régulier par le service social des consulats marocains à l’étranger.
Pourquoi un tel suivi ?
D’après plusieurs enquêtes menées par le Ministère de la Justice et des libertés, certains des enfants marocains sortis par le biais de la Kafala et résidant à l’étranger ont subi des maltraitances et ont été impliqués dans des trafics humains. Autre aspect, qui constitue un « argument de force » avancé par le ministère : les marocains adoptés par des couples étrangers ont tendance à « diverger » du cadre culturel et religieux existant au Maroc. Dans le souci de protéger ces enfants, le ministère durcit la procédure de la Kafala pour éviter que ceux-ci perdent leurs repères.
Qu’en pensez-vous ?
Cette circulaire est tout bonnement absurde surtout en ce moment où le Maroc connaît une évolution sans précédent dans le domaine du social. Au-delà de la dimension politique, il faudrait se pencher sur les implications humaines de cette circulaire.Au lieu d’encourager la Kafala, trouver des parents à ces bébés privés de famille, Monsieur le ministre bloque ce processus sans donner d’argument fondé ; car s’il est vrai que l’enfant qui vit au sein d’une famille musulmane mais vivant à l’étranger est coupé du cadre socio-culturel régnant au Maroc, il n’en reste pas moins que nombre de familles marocaines qui se disent musulmanes s’éloignent de plus en plus des valeurs véhiculées par l’Islam. Le relativisme prévaut dans ce cas. Il faut absolument éviter de généraliser car ce n’est ni le cadre géographique ni le milieu social dans lequel évolue l’enfant qui déterminent son avenir mais plutôt son éducation. La priorité, à mes yeux, est de trouver à ces enfants une famille dans laquelle ils s’épanouiront car les adolescents vivant dans les EPS deviennent à 80% des délinquants, se suicident dans 10% des cas, et ne sont socialement insérés qu’à raison de 10%.
Pour soutenir Mme Kaouachi ainsi que le Collectif Kafala dans leur combat quotidien, vous pouvez signer une pétition mise en ligne courant octobre pour le retrait de la circulaire du Ministère de la Justice et des libertés : http://www.petitionduweb.com/Petition_petition_pour_le_retrait_de_la_circulaire_du_minis-25682.html